Autres extraits | Rolando Gomes

 

 

 

 

De la colère

« L’idée peut certes sembler farfelue, mais tout coureur qui pratique la course à pied depuis un certain temps a déjà vécu un moment qui ressemble à ce qui suit. Je courais depuis quelques kilomètres déjà. Après quelques protestations d’usage, mon corps s’était résigné à faire ce que ma volonté lui dictait : courir. Au programme, rien de très exigeant, à savoir une séance d’une durée moyenne en endurance fondamentale. N’ayant pas à consulter ma montre ni à me soucier de ma vitesse, j’ai laissé libre cours à mes pensées. Peu de temps après, je constatais avec grand étonnement que, non seulement j’avais accéléré le rythme, mais que je maintenais également une allure assez soutenue depuis un moment déjà, et ce, sans m’en être rendu compte et sans en avoir fait la demande à mon corps ou à ma tête. J’avais l’impression de m’être transformé en Bill Balle après avoir touché une boîte à objets dans Mario Kart! J’ai immédiatement compris pourquoi. Mes pensées avaient vagabondé pendant un moment. Puis, mon imagination m’avait entraîné dans une discussion houleuse, mais fictive, avec une personne que je connais à propos d’une quelconque tracasserie de la vie. Je ne me souviens plus de quoi il était question exactement, mais je me souviens que j’étais plongé profondément dans ce monologue intérieur depuis de plusieurs minutes et, surtout, que j’étais en colère. Or, ce sont ces moments d’hostilité imaginaire et de pensées et de sentiments négatifs qui m’avaient énergisé et amené à allonger le pas sans que je m’en rende compte. »

 

De la brutalité de la course à pied

« Fruit d’un engouement passager, la hausse de la popularité de la course à pied et des ultramarathons qui est observée à l’échelle planétaire depuis une décennie ou deux fait écran à une réalité que les coureurs découvrent à la dure lorsqu’ils commencent à courir plus fréquemment et plus longtemps : la course à pied est une activité brutale pour le corps et pour la tête […] La brutalité de la course pour le corps se déploie dès l’instant où le pied percute le sol. La force de cet impact équivaut à plusieurs fois le poids du coureur, et ce, quel que soit le type de chaussures. Foulée après foulée, les jambes absorbent l’essentiel du choc, mais les retentissements se propagent dans le reste du corps. En début d’entraînement, la vigueur du corps étant encore intacte, les répercussions des impacts au sol passent inaperçues. Mais lorsqu’une séance se prolonge après un certain point, une fois que la fatigue est installée depuis un moment déjà, le coureur ressent parfois les chocs du contact avec le sol l’atteindre jusque dans la moindre fibre de son corps. »

« [La brutalité de la course pour la tête] s’opère principalement par l’intermédiaire du partenaire le plus fidèle du coureur sérieux, cette voix intérieure qui cherche à éroder sa détermination et sa confiance en l’accablant de pensées négatives et démoralisantes de toutes sortes […] Cependant, la brutalité de la course à pied pour la tête se déploie aussi sous une forme que le coureur ne découvre que lorsqu’il commence à courir plus fréquemment et à intégrer des sorties plus longues à son entraînement. Le cas de figure classique se présente lors d’une longue sortie, quand, après avoir tourné et retourné toutes les questions qui préoccupaient son esprit, trouvé réponse à toutes les questions existentielles qui le tourmentaient et résolu tous les problèmes urgents de la planète, le coureur se retrouve seul avec lui-même. Or, bon nombre de coureurs, et plus particulièrement les débutants, ne soupçonnent pas à quel point un tête-à-tête avec soi-même peut rapidement dégénérer et devenir profondément désagréable lorsque le corps et la tête sont recrus de fatigue. »

 

De la grotte des souffrances

« Réduite à sa plus simple expression, la grotte des souffrances est l’espace de temps qui sépare l’épuisement physique et mental de la rupture. Il s’agit d’un moment que le coureur doit traverser seul et sur lequel il a très peu d’emprise. La durée de ces moments est variable, mais plus elle est longue, plus les souffrances s’approcheront de la limite du supportable, plus la tentation de l’abandon gagnera en domination […] La grotte des souffrances est un lieu sombre et reculé de l’esprit où pessimisme et pensées négatives et démoralisantes règnent en maîtres. Un trou noir qui amène le coureur à interpréter et à analyser le moindre élément constitutif de son univers immédiat dans un sens qui nourrit et amplifie ses souffrances physiques et morales. Un poste de ravitaillement qui tarde à apparaître à la vue du coureur, la racine contre laquelle il vient de buter, un inconfort qui tarde à s’estomper, par exemple, sont des sources d’irritation qui accentuent les souffrances et la démoralisation. Les champs de vision et de conscience du coureur rétrécissent. Les interactions avec d’autres personnes deviennent difficiles, voire impossibles. Le temps ne semble plus exister. Le coureur a l’impression d’être seul dans un univers infini de souffrances et d’avoir sombré dans une dépression. »